Cezanne 2025 (1/3)
Exposition “Cezanne
au Jas de Bouffan”
Le tableau choisi pour l’affiche de l’expo, qui représente la bastide familiale et la ferme adjacente, est prêté par la Galerie Nationale de Prague. C’est la première fois que le Musée Granet réussit à se faire prêter ce tableau ! Réalisé peu après la mort de son père, c’est la seule fois où Paul Cezanne représente la bastide en entier, avec ici la façade sud. La partie droite, la ferme, annonce le Cubisme avec ses formes géométriques imbriquées… Et la palette de Cezanne, restreinte, est là : les verts, les ocres, et les gris-bleu. Dans une lettre à Émile Bernard, peintre comme lui, Cezanne parle d’une règle qu’il suit dans son travail : “tout dans la nature se modèle par le cylindre, la sphère, le cône. “
Doit-on écrire Cézanne, ou, comme sur l’affiche de l’exposition, Cezanne ? Je vous dis tout à la fin du troisième article consacré à Cezanne à Aix 2025, le 7 octobre...
Non, ce n’est pas une exposition consacrée la muse de Paul Cezanne, la montagne Sainte-Victoire, pourtant peinte 87 fois (44 huiles et 43 aquarelles) !
Le thème est original, jamais traité auparavant : le travail du peintre pendant 40 ans dans la demeure familiale, son port d’attache, à travers 130 œuvres (peintures, aquarelles, dessins) dont certaines n’étaient jamais revenues à Aix !
Les panneaux décoratifs et tableaux du grand salon de la maison de famille sont reconstitués pour la première fois : un travail de longue haleine et un certain acharnement des organisateurs a permis de faire venir ces œuvres de la jeunesse du peintre de plusieurs pays comme le Japon et les USA, un véritable exploit.
Le nu masculin montre que le jeune Cezanne veut faire mieux que ses contemporains, son expressionnisme a quarante ans d’avance. il s’agit du premier baigneur dans son travail, et il l’a peint à la brosse, avec beaucoup de matière, sur un paysage antérieur, où l’on remarque une cascade. Les autres œuvres peintes dans le salon de la maison familiale représentent des paysages et des portraits. Ce baigneur au rocher est prêté par le musée de Norfolk (États-Unis).
Ces œuvres, créées sur le plâtre des murs entre 1860 et 1869-1870, une douzaine en tout, avaient été déposées, transposées sur toile (selon une technique très délicate) ou découpées en 1912 par les nouveaux propriétaires pour être vendues. C’est donc à un travail de détective que s’est livrée l’équipe du musée Granet pour les retrouver et en négocier le prêt. Elle a réussi à faire venir les deux tiers des peintures qui ornaient les murs du salon ! Au Jas de Bouffan, des projections de ce travail de jeunesse permettent de mieux se rendre compte. La bastide n’offrant pas les conditions requises pour la conservation de ces œuvres très fragiles, c’est le musée qui les expose.
Cezanne signe le portrait de son père en utilisant le nom d’un maître connu, Ingres, pour lui prouver que lui aussi veut être peintre. Cezanne est présent dans ce tableau avec sa petite nature morte accrochée derrière son père, laquelle est d’ailleurs présentée dans l’exposition tout à côté. Et Emile Zola est présent aussi, puisqu’il écrit dans le journal L’Évenement (et défend les Impressionnistes), que Louis Cezanne lit ! Ce grand tableau (198x119 cm) de 1866 est prêté par la National Gallery, Washington, D.C. Personne ne comprenait le peintre ! Pour ce tableau, il a utilisé un couteau à palette, c’est-à-dire une mini-truelle servant habituellement à mélanger les couleurs sur la palette ; la peinture est donc empâtée, vigoureuse.
La nature morte de Paul Cezanne représentée derrière son père dans le tableau précédent…
Les Quatre Saisons proviennent du Petit Palais à Paris, le Jeu de cache-cache, d'après Lancret vient d’Hiroshima, le Christ aux limbes et la Madeleine est prêté par le musée d'Orsay à Paris.
Et puis comment ne pas s’arrêter devant cet autoportrait au chapeau de paille (1878-1879), prêté par le MoMA de New York ? Cezanne peint sur le motif, en plein air, comme les Impressionnistes, trimballant sur son dos des kilos de matériel : chevalet, palette, couleurs, pinceaux, toiles, etc. Et il marche beaucoup, avec son bâton de marche, dans la campagne aixoise, se protègeant du soleil avec ce chapeau. L’exposition compte en tout sept autoportraits de Cezanne, à différents âges de sa vie.
Statue de Paul Cezanne, avec son bâton de marche et portant son matériel, en train de partir pour “peindre sur le motif”, par le sculpteur néerlandais Gabriël Steerk (né en 1942), qui a également sculpté Vincent van Gogh (Hôpital de Saint-Rémy-de-Provence). Photo prise il y a quelques années à Mougins, pendant une exposition temporaire. Une autre version de cette statue en bronze est visible à Aix-en-Provence, près de l’Office du Tourisme, face à la Rotonde. Réalisée en 2001, elle a été installée à cet emplacement en 2006 pour le centenaire de la mort du peintre. Le sculpteur s’est inspiré d’une photographie de Cezanne pendant son séjour à Auvers-sur-Oise…
Également, un autoportrait au fond rose (1875), prêté par le Musée d’Orsay : Cézanne a alors 36 ans, et se montre à nous sans complaisance, avec un regard intense.
Ci-dessus d’autres autoportraits présents à l’exposition : autoportrait (1878-1879), qui vient de la Phillips Collection à Washington, D.C. (le premier autoportrait de Cezanne à entrer dans un musée américain, en 1928), portrait de l’artiste au bonnet blanc (1881-82), prêté par la Neue Pinakothek de Munich, autoportrait (1879-1880), prêté par un musée suisse, portrait de l’artiste regardant par dessus son épaule (vers 1883), prêté par un musée grec, et le plus émouvant (vers 1898-1900), autoportrait au chevalet, une lithographie qui fait partie de la collection du Musée Granet.
Et voici l’épouse de Cezanne ! Avec ce portrait de Madame Cezanne (1883-1885), prêté par le Philadelphia Museum of Art.
Et puis il y a ces natures mortes, pour lesquelles Cezanne est célèbre ! Il en a peint jusqu’à la fin. Prêtée par le County Museum of Art de Los Angeles, la nature morte au plat de cerises et aux pêches (1885-1887) est un excellent exemple. Le peintre montre les objets simples de la vie quotidienne en Provence : des fruits, des légumes, un sucrier, un pot à olives, etc.
L’exposition présente d’autres natures mortes, réunies dans la même salle. Je n’aime pas ce terme, je préfère l’anglais still life. Ci-dessus, la table de cuisine (1888-1890), prêtée par le Musée d’Orsay, sur laquelle les fruits sont sur le point de rouler, et le pot à gingembre semble en lévitation…
Prêté par un musée suisse, ci-dessus, le pichet de grès (1893-1894), dans une collection particulière, fruits et pot de gingembre (1890-1893), et, dans la collection Esther Grether, nature morte aux pommes et melons (vers 1895).
Cezanne a également séjourné au bord de la Méditerranée : ici, La mer à l’Estaque (1877-1878), une toile prêtée par le musée national Picasso de Paris. Seul ou avec son épouse et son fils, il aime ce petit port de pêche où l’on trouvait des manufactures (la cheminée !). Pablo Picasso possédait plusieurs tableaux de Cezanne, et celui-ci était l’un de ses préférés : Cezanne, notre maître à tous, disait-il. La ligne d’horizon chez Cezanne n’est pas souvent droite, une caractéristique de son art. D’autres peintres vont se rendre à L’Estaque après Cezanne et en faire un foyer de la peinture moderne, notamment avec Georges Braque en 1906 : après le Fauvisme, le Cubisme est né !
La cote de Cezanne est aujourd’hui très élevée. Certaines ventes ont atteint des sommets, comme les Joueurs de Cartes, qui appartenaient auparavant au richissime homme d’affaires et collectionneur grec George Embiricos, achetés en 2011 par le Qatar pour 250 M$ US. La version du musée d’Orsay est présente à l’expo aixoise, tandis que les autre versions sont au Met de New York, à la fondation Barnes de Philadelphie et à l’institut Courtauld de Londres.
Ci-dessous, les 5 versions des Joueurs de Cartes :
⁃ le tableau acheté par le Qatar,
⁃ La version du Courtauld Institute of Art
⁃ La version (la plus grande) du Barnes Foundation Museum
⁃ La version du Metropolitan Museum de New York
⁃ La version du Musée d’Orsay, présentée à l’expo aixoise, la plus connue et la plus souvent reproduite. Le joueur de cartes à gauche, fumant la pipe, est identifié : il s’appelait Paulin Paulet. Moment d’émotion : son arrière-petite-fille est venue le voir à l’exposition !
De récentes recherches montrent que les joueurs de cartes auraient été peints dans le salon du Jas de Bouffan. Et comme le peintre travaillait très lentement, on dit aussi qu’il aurait utilisé un mannequin pour le personnage de droite…
En 2019 un acheteur a payé 59 M$ pour une nature morte (Bouilloire et fruits 1888-1890). En 2022 une Montagne sainte Victoire a atteint 138 M$ (vente de la collection Paul Allen, co-fondateur de Microsoft), la liste est longue !
Au Jas de Bouffan, Cezanne peint également les paysans qui travaillaient dans la ferme du domaine, comme ici le paysan en blouse bleue (1895-1897), prêté par le Kimbell Museum de Fort Worth, Texas, et qui est peut-être aussi l’un des joueurs de cartes, ce qui est aussi le cas de l’homme à la pipe (1890-1892), qui vient du Nelson-Atkins Museum de Kansas City, Missouri, et le paysan assis (vers 1900) du Musée d’Orsay.
Le thème des baigneuses, autre sujet très connu de Cezanne. Ici, Baigneuses et baigneurs (1899-1904), un tableau prêté par l’Art Institute de Chicago. La figure humaine des baigneurs et des baigneuses est un sujet sur lequel Cezanne a travaillé tout au long de sa carrière, environ 200 œuvres. Quelle belle intégration des personnages dans leur environnement !
Le dernier tableau de l’exposition, le plus moderne peut-être, l’un de ses derniers, en 1906, le portrait du jardinier Vallier, est prêté par la Tate Gallery de Londres. Ne serait-ce pas le reflet du peintre lui-même, sur la terrasse de l’atelier des Lauves ?
Ce qui est émouvant également, en entrant dans le musée Granet, ancien prieuré des chevaliers de Malte, c’est de réaliser qu’ici se trouvait l’école de dessin où le jeune Cezanne fit ses premières armes d’artiste ! En fait, l’école de dessin se trouvait dans le musée ! Les élèves y trouvaient des modèles à partir desquels ils pouvaient “copier les anciens”, et c’est ce que fit Cezanne de 18 à 23 ans…
Le point de vue du guide-conférencier : Ses innovations radicales n’ont pas emporté l’adhésion en France, il est longtemps resté dans l’incompréhension alors qu’aujourd’hui il est une référence universelle. Pour moi, cette magnifique exposition dédiée au père de l’art moderne illustre bien que la peinture est un langage universel qui permet de partager la même émotion que l’on ressent sans parler la même langue, sans avoir la même culture, sans connaître l’histoire de l’Art.
Dans cette exposition, il fallait au moins une Montagne Sainte-Victoire ! Celle-ci, peinte en 1897, depuis le plateau de Bibémus, est prêtée par le Kunstmuseum de Berne. Grâce à un accord passé avec les descendants du peintre, ce musée doit prêter cette œuvre au Musée Granet tous les trois ans, pour une durée d’un an.
Comme elle est belle, avec ses reflets bleutés, surgissant au-dessus des pins ! Cezanne, la Provence…
En fait, ce tableau fait certainement partie de bien spoliés à des collectionneurs juifs pendant la Seconde guerre mondiale. Il a été retrouvé dans une collection rassemblée en Allemagne par les Nazis. Il faisait partie de la collection de Cornelius Gurlitt, qui comptait 1.400 œuvres d’art (Cezanne, Matisse, Delacroix, Renoir, Monet, Munch, Chagall, Picasso …), dont certaines volées à des Juifs. Décédé en 2014, Cornelius Gurlitt vivait dans un tout petit appartement munichois, entouré de milliers de toiles et de dessins, dont on avait perdu la trace, sans aucun espoir de les retrouver un jour.
Sa collection, cachée et découverte par les douanes en 2012 (certains tableaux étaient cachés derrière des boîtes de conserve), avait été constituée par son père Hildebrand Gurlitt, directeur de musée et expert compétent en art, qui était l’un des quatre marchands d’art mandatés par les nazis pour vendre les œuvres que ces derniers jugeaient dégénérées. Cornelius jurait que cette collection avait été détruite par les bombardements alliés de Dresde et qu’il n’en restait rien, absolument rien.
Le tribunal de Munich a ordonné que ces œuvres iraient au musée de Berne, lequel est chargé d’en restituer certaines à leurs propriétaires, mais beaucoup ne sont plus de ce monde, et d’autres descendants en vie déplorent la lenteur des procédures. Le musée a également refusé 38 œuvres faisant partie de la collection qui lui a été léguée par Gurlitt avec l’accord du Gouvernement fédéral allemand et celui du Land de Bavière.
Un tableau de Matisse, La Femme Assise (1921), a notamment été restitué (en 2015) aux descendants du marchand d’art français Paul Rosenberg : sa belle-fille Elaine Rosenberg (qui avait reconnu le tableau sur une photo parue dans la presse au moment de l’incroyable découverte), et sa petite-fille la célèbre journaliste Anne Sinclair… Ce tableau avait été volé en 1941 par les nazis à Libourne près de Bordeaux, selon Paris-Match, et il avait fait partie de la collection d’Hermann Göring avant d’être confié à Gurlitt père. Pour Elaine Rosenberg, “la restitution de La Femme assise est une goutte d'eau dans un océan de spoliation”. Ce n’est pas le seul Matisse récupéré par la famille du grand marchand d’art Paul Rosenberg puisqu’en 2015, le centre d’art Henie Onstad, près d’Oslo, a restitué à la branche américaine de cette famille (Elaine et ses deux filles) le tableau intitulé Profil bleu devant la cheminée (1937).
La galerie d’art de Paul Rosenberg se trouvait 21, rue La Boétie… photo prise en allant au Musée Jaquemart-André en août 2025.
Si de nouvelles recherches venaient à prouver que cette Sainte-Victoire a été spoliée par les nazis, le Kunstmuseum s’est engagé à restituer le tableau à ses ayant-droit. Ci-dessous, un reportage de 2018 pour TéléMatin (c) France Télévisions :
Suite le 2 octobre pour la visite du Jas de Bouffan, puis le 7 octobre pour la visite de l’Atelier des Lauves …