Ruhlmann, génie de l’Art Déco
Art Déco - 1 sur 3
Jacques-Émile Ruhlmann, à Paris, vers 1928 © Laure Albin Guillot / Roger-Viollet.
Le mouvement Art Déco, qui a connu des génies, fait l’objet d’une grande exposition parisienne :
Cette exposition met à l’honneur le décorateur parisien que j’admire le plus dans ce mouvement, Jacques-Émile Ruhlmann (1879-1933). Un autodidacte arrivé à un tel niveau de perfection provoque respect et admiration.
Il a souvent été comparé à l’ébéniste favori de Marie-Antoinette et maître du style Louis XVI, Jean-Henri Riesener, pour le côté unique et la qualité de ses meubles. Il savait marier l’ivoire, aujourd’hui interdite, avec des bois rares. Des meubles très élégants aux lignes épurées. Il est LE créateur de mobilier de luxe de l’entre-deux-guerres.
Ruhlmann est issu d’une famille alsacienne protestante, ayant quitté l’Alsace en 1870 au moment de l’annexion allemande, et ayant choisi la nationalité française. Né à Paris, il a d’abord évolué dans l’affaire familiale de peinture, papiers peints, vitrerie et miroiterie, qu’il a transformée en entreprise de décoration.
Meuble au char, 1922.
Il se fait connaître grâce à sa desserte, dite meuble au char (1922, en peuplier, amarante et ébène de Macassar), créée pour sa propre salle à manger, saluée par la critique, notamment pour son pied fuseau.
Il y a quelques années, j’ai photographié ce meuble au Musée des Années 1930 à Boulogne-Billancourt. Chaque pied, cannelé de 8 sillons, a nécessité 80 heures de travail. Placé sur le côté du meuble , il en accentue l’impression de légèreté ! Le décor en ivoire est de Maurice Pico, collaborateur de Ruhlmann, et auteur du célèbre bas-relief de la façade des Folies-Bergères à Paris.
Aux Folies-Bergères, le célèbre bas-relief de Maurice Pico.
Ruhlmann a imaginé chacun de ses meubles, mais n’ayant jamais été formé au métier d’ébéniste, il en a minutieusement supervisé la fabrication par ses fournisseurs et collaborateurs. Puis il a reçu des commandes de grands capitaines d’industrie et de chantiers importants comme le paquebot Île-de-France (1927) et la Chambre de Commerce et d’industrie de Paris, ainsi que le Salon Afrique (tout un ensemble) au Palais de la Porte Dorée.
Par la suite, il a travaillé en collaboration avec d’autres artistes, en particulier au moment de l’exposition de 1925 à Paris : c’est lui qui y a fait construire par son ami architecte-décorateur Pierre Patout le pavillon de l’Hôtel du Collectionneur : Quel privilège pour ce créateur d’avoir un espace dédié à l’Expo de 1925 !
Dans ce pavillon (ci-dessous à gauche), il rassemble des sculptures d’Antoine Bourdelle, François Pompon, des peintures de Jean Dupas, des ferronneries, du mobilier, du verre, des céramiques (une quarantaine d’artistes) et c’est dans cet écrin d’un luxe incroyable, le nec plus ultra en 1925, qu’il présente ses propres meubles ! Très moderne, ce pavillon, une sorte de demeure idéale, contenait, outre une chambre avec salle de bain, un bureau, un boudoir, une salle à manger ainsi qu’un grand salon (ci-dessous à droite).
De nos jours, à Paris, l’Hôtel du Collectionneur, situé rue de Courcelles (8ème Arr.), près du parc Monceau, a repris le nom du pavillon de Ruhlmann à l’expo de 1925 : le Pavillon de l’Hôtel du Collectionneur. Construit par une famille française, cet hôtel cinq étoiles compte près de 500 chambres. Il est en style Art Déco, dans l’esprit d’un grand paquebot transatlantique. On y retrouve, entre autres architectes de renom, la patte d’Alexandre Danan, qui a conçu des restaurants du Groupe Barrière, comme La Belle Époque (Hôtel Normandy à Deauville) ou le Fouquet’s (Hôtel Majestic à Cannes). Le logo de l’hôtel reprend le motif du meuble à char de Ruhlmann mentionné plus haut…
À partir de cette expo, Ruhlmann est considéré comme un ensemblier, qui conçoit une œuvre totale et pas seulement le mobilier, et les clients fortunés se l’arrachent.
Outre le maharaja d’Indore, pour le palais duquel il a créé, en ébène de Macassar, un superbe bureau, des fauteuils et la bibliothèque, il a eu des clients célèbres : le fondateur de L’Oréal Eugène Schueller, l’écrivaine Colette, le pionnier de l’aviation Gabriel Voisin, les Rothschild, le parfumeur François Coty, l’industriel Louis Renault, les banquiers Pierre David-Weill et Hippolyte Worms, etc.
Ce bahut Élysée a été réalisé vers 1920, en chêne (structure), loupe d’amboine (marqueterie), ivoire et bronze argenté. Exposé dans une Ambassade française de la société des artistes décorateurs à l’Expo de Paris en 1925, il a été livré l’année suivante au Palais de l’Elysée, où il a été utilisé près de 20 ans.
Sur ce grand meuble, une œuvre de François Pompon, connu notamment pour son magnifique ours polaire. Il s’agit d’une poule d’eau (1911), en plâtre.
Le motif de cailloutis est caractéristique du travail de Ruhlmann.
Ci-dessus, le cabinet “État rectangle fleur” (1922-1923), en amarante (placage), marqueterie d’ivoire et ébène, et bronze doré. Les corbeilles et guirlandes de fleurs font partie de la grammaire visuelle des créateurs du mouvement Art Déco, ainsi que l’utilisation de bois précieux, comme l’ébène de Macassar (Indonésie) ou le palissandre (Inde, Brésil). Ce meuble est considéré comme l’un des chefs d’œuvre de Ruhlmann.
Ci-dessus, le bureau Ambassadeur (1923), en chêne, ébène de Macassar et ivoire. Présenté à l’exposition de Paris en 1925.
Détail des incrustations en ivoire sur le bureau Ambassadeur.
Un secrétaire à abattant (1924) en chêne, loupe d’amboine, ivoire, maroquin gaufré or, ébène de Macassar. À noter que l’amboine, utilisée en placage, venait de Birmanie.
Ci-dessus, le bureau de dame à cylindre doucine (vers 1923), en chêne (le bâti), ébène de Macassar verni (placage), ivoire (entrées de serrure, boutons, sabots), corail ciré (intérieur), maroquin (sous-main), loupe d’orme. Présenté dans le pavillon de l’Hôtel du Collectionneur à l’Expo de 1925 (dans le boudoir). Tout comme cette chaise en noyer, métal argenté et velours de soie (dans la salle à manger).
Ci-dessus, autre pépite, ce meuble à chapeaux, vers 1923, dans une collection particulière, en ébène de Macassar, loupe de noyer et ivoire.
Une curiosité, ce bar à liqueurs, dit bar à skis (vers 1931), en chêne, ébène de Macassar. Ruhlmann a souhaité attirer l’attention du futur maharaja d’Indore, qui cherchait en Europe des décorateurs pour son palais indien.
Disparu prématurément à 54 ans, il repose au cimetière de Passy (16e Arr.) et selon sa volonté, son entreprise ne lui a pas survécu. Ses collaborateurs ont terminé les commandes et livraisons prévues avant son décès, et tout s’est arrêté !
Sa disparition prématurée en 1933 ne lui a pas permis de participer personnellement à la décoration du paquebot Normandie, lancé en 1935. Mais son ami Pierre Patout lui rendra hommage en plaçant des meubles de Ruhlmann dans le salon de musique et le salon de lecture du Normandie …
Ayant collaboré entre 1925 et 1930 avec la Manufacture nationale de Sèvres, ses vases, sa tasse et soucoupe sont réédités depuis le début du siècle, après une longue interruption au 20ème siècle.
Ci-dessus, un des six exemplaires du vase éclairant du Salon de Thé 1ère Classe du paquebot Ile-de-France (1927), en céramique de Sèvres. Chambre de Commerce et d’Industrie, Paris.
Le Musée des Années 1930 à Boulogne-Billancourt préserve un grand nombre de documents de Ruhlmann, dossiers, calques, carnets de dessins, plans, photos, et albums-référenciers, consultables en ligne.
Le point de vue du guide-conférencier : L’ergonomie dans ses meubles est une autre caractéristique importante de Ruhlmann, tout comme le raffinement et l’élégance.
Ses créations intemporelles sont estampillées et répertoriées. Elles peuvent atteindre des prix très élevés lors de ventes aux enchères.
La première fois que j’ai vu des meubles de Ruhlmann, un véritable choc, c’était au château de Gourdon, au début des années 2000 : le propriétaire, Laurent Negro, héritier du fondateur du groupe de travail temporaire Bis (fusionné depuis avec Randstad), y avait exposé son incroyable collection d’objets Art Déco, plus de 1.000 pièces vendues aux enchères quelques années plus tard, en 2011, par Christie’s au Palais de Tokyo à Paris.
Il y avait la salle à manger personnelle de Robert Mallet-Stevens, une table en liège d’Eileen Gray, une table à jeux en laque noire et coquille d’oeuf que Jean Dunand avait créée pour la styliste Madeleine Vionnet, des objets Art Déco ayant appartenu au maharajah d’Indore, dont la chaise-longue aux skis (1929), et le lit personnel de M. et Mme Ruhlmann, en ébène de Macassar. Je me souviens également d’une incroyable cave à liqueur de Ruhlmann : un meuble superbe en placage d'ébène de Macassar, ivoire et écaille de tortue. Cette vente aux enchères a rapporté 42 millions d’euros dont 13 millions pour les 35 oeuvres de Ruhlmann. La chaise longue aux skis, classée Trésor National (et donc interdite de sortie du territoire), a été vendue pour 2.865.000 M€…
Portrait de Jacques-Émile Ruhlmann (avec une faute dans le nom) par G.-L. Manuel Frères, 1925, publié dans le premier numéro de La Demeure Française au printemps 1925.