John Singer Sargent

Le retour d’un Américain à Paris

Pas étonnant que ce grand portraitiste figure dans la série The Gilded Age ! La upper crust society, c’est-à-dire la haute société new-yorkaise, old money, new money, à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème, se l’arrachait ! 

Mais avant d’avoir de riches clients américains, il avait réalisé de nombreux portraits de la high society londonienne. 

L’exposition du Musée d’Orsay : John Singer Sargent - Éblouir Paris, organisée tout juste cent ans après la disparition de l’artiste, présente des œuvres réalisées avant Londres et avant New York, à Paris, entre 1874 et 1884. Les tableaux de l’exposition ont été réalisés avant ses 30 ans : quel talent ! 

Certainement le plus grand portraitiste de son temps, de l’aristocratie et de l’élite internationales. On dit que certains clients redoutaient de poser pour lui, de peur de voir dévoilés des traits de leur personnalité, car il savait représenter leur caractère profond. 

Sargent avait un don pour représenter les étoffes, tissus, soieries, en véritable virtuose. Ses couleurs sont chatoyantes et sa touche de pinceau extrêmement habile. Une technique phénoménale… il a souvent réalisé ses portraits directement sur la toile, sans croquis préalable, “alla prima”. 

Il était né à Florence (alors dans le Grand-Duché de Toscane), où séjournaient ses parents, en 1856, et il est mort à Londres en 1925. Très connu aux USA (il était Américain de nationalité et d’éducation) et au Royaume-Uni, il l’est peu en France. Espérons que cette éblouissante exposition monographique (la première en France - environ 90 œuvres) change la donne !  Ce n’est pas une rétrospective, mais une expo sur ses débuts à Paris. 

C’est à Paris qu’il s’est formé, a commencé son réseau professionnel avec clients, mécènes, écrivains et peintres, et qu’il a connu ses premiers succès, évoluant dans les cercles mondains, et vivant de ses commandes. Singer était le patronyme de sa mère et Sargent celui de son père. Le jeune John parlait déjà cinq langues et était très doué pour le piano. 

Il est arrivé à Paris avec ses parents et ses deux sœurs, à l’âge de 18 ans, en 1874, année de la 1ère exposition impressionniste, et y a vécu jusqu’au milieu des années 1880. Paris est alors la capitale mondiale de l’art.  Il y a étudié la peinture chez le peintre portraitiste Carolus-Durand, dont le peintre américain a réalisé le portrait en 1879, élégant, désinvolte, son premier succès au Salon de Paris.

Il n’a fait que 3 autoportraits. Celui-ci date de 1886 quand il s’installe à Londres pour les 39 années à venir. 

Dessin d’ornement, 1877. Un incroyable dessin au fusain et crayon noir sur papier, d’un piédestal Renaissance, réalisé à 21 ans! On dirait un dessin en 3D, qui lui vaut le 2e prix à l’école des beaux-arts,  une première pour un étudiant américain, où il étudie depuis son arrivée à Paris en 1874. Avez-vous vu la mention manuscrite ? Élève de Carolus-Duran…

En 1877, Carolus-Duran emmène le jeune Sargent à Lille, sa ville natale, où il représente l’attraction du Palais des Beaux-arts, une tête de cire. Le rendu de la cire (c’est une huile sur panneau) est incroyablement réaliste. 

Dans les oliviers à Capri (1878) : Rosina Ferrara, modèle sur l’île, est adossée à un olivier. Cet été-là, il a séjourné à Naples, et à Capri. Collection particulière.

En 1878, Jeune capriote sur un toit, 1878, une toile prêtée par un musée américain. Oui, c’est Rosina !

Comment représenter la couleur blanche ? Tout en nuances différentes, ici, dans Fumée d’ambre gris (Smoke of ambergris) (1880), Clark Art Institute, Williamstown, Massachusetts. Les visiteurs restent longtemps, absorbés par cette femme de Tanger qui respire le parfum montant de l’encensoir, de l’ambre gris, une concrétion intestinale du cachalot, et d’une grande valeur marchande pour son odeur très forte, rappelant celle du tabac, utilisée en parfumerie, mais souvent remplacée par un substitut de synthèse … Commencée à Tanger, la toile fut terminée dans l’atelier de Sargent à Paris.

Il s’était lié d’amitié avec Claude Monet, rencontré à la 2ème Exposition Impressionniste à Paris en 1876. Il l’a représenté ici avec sa compagne Alice à Giverny : Claude Monet peignant à la lisière d’un bois, 1885, Museum of Fine Arts, Boston. Sargent fut aussi l’organisateur des séjours de Claude Monet à Londres. 

Paul Helleu dessinant auprès de son épouse, 1889, Brooklyn Museum of Art, New York. On est ici à Fladbury, dans le Worcestershire, où Paul Helleu et sa compagne Alice Guérin sont venus rendre visite à Sargent, qui a fait connaître ce peintre au Royaume-Uni et aux USA.

Le Museum of Fine Arts de Philadelphie a prêté Dans le Jardin du Luxembourg (1879). Son premier atelier se trouvait tout près, rue Notre-Dame-des-Champs. Avez-vous remarqué les reflets de la lune dans l’eau des bassins ?

Le portrait de Madame X est un peu la Joconde du Metropolitan Museum of Art de New York. Présenté au Salon Officiel (Palais de l’Industrie, Champs-Élysées), le tableau fit scandale ! Très critiqué, notamment pour le teint lavande de la peau (qualifiée de cadavérique par certains) de Virginie Gautreau, d’une beauté atypique, fardée à l’extrême,  figure de la haute société parisienne, ayant épousé un banquier, et Américaine de la Nouvelle-Orléans. Le modèle a 25 ans. Le peintre en a 28.

Elle-même fut choquée par la bretelle droite de sa robe descendant sur son épaule, et son décolleté plongeant, pouvant laisser penser à des “mœurs légères”. “Ma fille est déshonorée” s’exclama sa mère. La bretelle, incrustée de pierres précieuses, fut modifiée par le peintre, pour apaiser les esprits, après l’exposition.  Une année de travail fut nécessaire à la création de ce tableau, qui n’est pas une commande du modèle. La représentation de profil n’est pas commune dans les portraits de cette époque. Et ce contraste noir/blanc était plutôt réservé aux portraits masculins.

C’est à la suite de ce scandale, notamment, que Sargent a quitté Paris pour Londres, où il s’est fixé définitivement en 1886. Ce tableau n’était pas revenu à Paris depuis sa création en 1884 ! Sargent l’avait gardé dans son atelier jusqu’à la vente au Met en 1916. Il lui a donné le nom de Madame X après le décès de V. Gautreau pour mettre un terme à tout conflit. “Je suppose que c’est la meilleure chose que j’ai faite” écrivit-il en 1915. 

Avez-vous remarqué la petite lune sur sa tête, telle Diane chasseresse ? C’est cette robe qui aurait inspiré celle portée par Rita Hayworth dans le film Gilda en 1946, laissant nues les épaules de l’artiste…

Le Docteur Pozzi chez lui (1881), peint à Paris, est prêté par le Hammer Museum de Los Angeles. C’est le premier portrait masculin en pied du peintre (2m de haut). Samuel Jean Pozzi était collectionneur d’art et … gynécologue, très connu à son époque. Membre du Tout-Paris, pratiquant l’escrime, ami de Marcel Proust, séducteur, amant de Sarah Bernhardt,  et de la chanteuse d’opéra Georgette Leblanc, soeur de Maurice Leblanc, le créateur du gentleman cambrioleur Arsène Lupin…

Un portrait audacieux pour l’époque, assez féminin, le contraire de Madame X : le sujet dans sa robe de chambre … rouge sur rouge, les doigts effilés des mains du docteur, trop audacieux pour être présenté au Salon de Paris. Éblouissant. On dirait un prince de la Renaissance…

Le Docteur Pozzi est la star de cette exposition ! À la boutique, on le trouve en reproduction, en carnet, en chiffonnette à lunettes, en marque-page…. Il a même sa boule à neige !

Le voici le “Love Doctor” ! Son Traité de gynécologie clinique et opératoire, paru en 1890, a été traduit en 6 langues et lui a valu une réputation internationale. Et parmi les instruments de chirurgie gynécologique qu’ils a développés, la pince de Pozzi est toujours utilisée au 21ème siècle. Il était en avance sur son temps.

Le “Ladies’ man” a vécu les dernières années de sa vie au 10, Place Vendôme à Paris. Ami de Georges Clémenceau, protestant et républicain, il fut un dreyfusard convaincu. De nos jours, le Centre Hospitalier de Bergerac (Dordogne), dont il est originaire, porte son nom.

Le Museum of Fine Arts de Boston a prêté Les Filles d’Edward Darley Boit (1882). On pense aux Ménines de Velasquez. D’ailleurs, ce tableau a été exposé une fois au Musée du Prado tout à côté des Ménines. C’est lors d’un voyage en Espagne que Sargent a été fasciné par l’œuvre de Velasquez.  La famille Boit comptait parmi les riches Américains expatriés à Paris. Le père peignait et était ami de Sargent. Les petites filles semblent ne pas communiquer entre elles, telles quatre Alice au pays des merveilles, à des âges différents. Avez-vous vu le petit trait blanc sur les chaussures des deux filles dans le fond ? 

Vers 1884, il représente Auguste Rodin et son regard perçant. Un cadeau du peintre au sculpteur. En retour, Rodin lui a offert un torse en bronze de Saint-Jean-Baptiste. Donation Rodin, musée Rodin, Paris. 

Un de mes préférés à l’exposition : le musicien Gabriel Fauré (vers 1889), offert à l’intéressé par le peintre, également musicien. Ils s’étaient rencontrés dans le cercle parisien autour de la riche Américaine Winnaretta Singer, héritière d’Isaac Singer (les machines à coudre !), future Princesse Edmond de Polignac, au début des années 1880. Sargent est venu à Paris à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1889, et ce portrait a vraisemblablement été réalisé à Paris. Philharmonie de Paris, Musée de la Musique, Paris.

Le portrait de la danseuse espagnole Carmencita a été acheté par l’État français en 1892 pour le Musée du Luxembourg, où sont alors exposés les artistes vivants. Une première reconnaissance officielle en France, du vivant de l’artiste (il a alors 36 ans). La femme fatale, danseuse célèbre, fardée, arrogante, de nos jours dans les collections du Musée d’Orsay, mais peint à New York vers 1890. 

John Singer Sargent a longtemps conservé Madame X après le scandale parisien…

Le 30 novembre 2025, lors d’une vente aux enchères chez Christie’s, cette aquarelle de Sargent (50×35 cm), The Gondolier’s siesta, peinte en 1902-1903, a été adjugée pour 6 M USD, soit 7,2 M USD avec les frais… Crédit-photo courtesy Christie’s images Ltd. 2025.

Le point de vue du guide-conférencier : Dans toute sa carrière, il a réalisé environ 900 toiles et 2.000 aquarelles. Après avoir vu cette exposition, on a envie de se plonger dans la série The Gilded Age ! La série, tournée dans des demeures historiques de New York et de Newport, met à l’honneur des personnages célèbres de cette Belle Époque américaine, notamment dans l’Upper East Side de Manhattan, et on se délecte du clash entre old money et new money. Bertha Russell, la figure centrale de la série, matriarche nouveau riche, inspirée vraisemblablement de la famille Vanderbilt, demande à John Singer Sargent de peindre le portrait de sa fille Gladys… Le portrait dévoilé en grande pompe dans l’épisode 3 de la saison 3 a été très critiqué par ceux qui n’y reconnaissent ni la patte de Sargent, ni son talent pour représenter les étoffes. Pourtant, ce faux portrait de Sargent (ci-dessous à gauche (c) HBO) est inspiré de l’un de ses tableaux les plus connus (ci-dessous à droite) : Portrait of Lady Agnew of Lochnaw (1892), National Gallery, Edimbourg. C’est un peu tôt pour Sargent, qui dans les années 1880 est à Paris puis à Londres, mais la série le met à l’honneur !

En 2018, l’Art Institute of Chicago lui consacrait une exposition, intitulée… John Singer Sargent and Chicago’s Gilded Age. Cela n'e s’invente pas !

Sargent a séjourné à Nice à cinq reprises, entre 1875 et 1884. Je ne connais aucune œuvre de lui réalisée dans la capitale azuréenne. Son cousin, Ralph Curtis, peintre impressionniste américain, a passé les dernières années de sa vie au Cap Ferrat où il est décédé en 1922, Villa Sylvia (prénom de l’un de ses enfants). C’est cette célèbre villa, rebaptisée Baia dei Fiori, dont on admire le toit de tuiles turquoise depuis les jardins de la Villa Rothschild, juste au dessus. Curtis repose au cimetière de Beaulieu-sur-Mer. Les deux cousins avaient été, ensemble, les élèves de Carolus-Durand à Paris et ils restèrent très liés toute leur vie. Ce sont les parents de Curtis qui ont reçu Claude et Alice Monet dans leur palais de Venise en 1908.

La villa de Ralph W. Curtis, cousin de John Singer Sargent, à Saint-Jean-Cap-Ferrat.

Crédit-Photos : Philippe Borsarelli (sauf mention contraire).

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