Le Rodin russe qui sculptait la vie…

Une magnifique exposition lui est consacrée, comme un écho à celle de John Singer Sargent, au Musée d’Orsay, jusqu’au 11 janvier 2026. 

Les rives du Lac Majeur…

Paul Troubetskoy est né prince sur les rives du Lac Majeur, à Intra (Verbiana), d’une mère américaine, cantatrice, et d’un père, prince passionné de botanique, issu d’une famille de la noblesse russe installée en Italie. Il avait deux frères, Pierre et Louis. Ils grandissent dans la dolce vita, dans une grande maison. Les parents divorcent, et le père décède brutalement à Menton en 1892. Paul vit à Milan, où il fréquente la belle société, et les peintres, sculpteurs, musiciens, écrivains, réunis dans un mouvement artistique, ce que l’on appelle alors la Scapigliatura (la Bohème). Il suit la création des opéras de son ami Puccini à Rome (Tosca), Milan (Madame Butterfly) et à Turin (Manon Lescaut, La Bohème). Déjà apprécié pour ses sculptures animalières, il devient le portraitiste à la mode de toute l’Italie

En France, Pavel Petrovitch Troubetskoy dit Paul Troubetskoy est moins connu qu‘Auguste Rodin. En Italie, il est bien plus connu. 

À l’Exposition Universelle de Paris 1900 il remporte le grand prix de sculpture pour la section russe, et sa réputation devient internationale. Il devient le sculpteur de l’élite, de l’aristocratie, des capitaines d’industrie, jusqu’aux premières stars du cinéma. 

Le voici dans un portrait de 1908, à l’âge de 64 ans. Par Ilia Iefimovitch Repine. Galleria Nazionale d‘Arte, Rome. 

Giovanni Segantini est l’un des grands peintres italiens du 19e siècle, connu notamment pour ses paysages de haute montagne. Et sa compagne Luigia était la sœur de Carlo Bugatti. Troubetskoy l‘a représenté en 1896, la figure de trois-quarts et les deux pouces sous le gilet, comme s’il allait partir, après de longues séances de pose infructueuses. L’artiste a saisi le moment juste, où le modèle allait partir : ne bouge plus !  Lui dit le sculpteur…

Le Tsar Alexandre III à cheval. Ce bronze de 1905 fait partie des collections du Musée d‘Orsay. Cinq années plus tôt, Troubetskoy avait remporté le concours d’une statue équestre de ce tsar, fondateur du Transsibérien. La statue de 8m de haut fut d’ailleurs érigée devant la gare de Saint-Pétersbourg. Elle est aujourd’hui devant le Palais de Marbre. Pendant ses années russes, Troubetskoy rencontre le comte écrivain Léon Tolstoï, qui devient son mentor et que Troubetskoy sculpte à plusieurs reprises. Tolstoï l’invite à suivre son mode de vie végétarien. 

Cette sculpture en pied d‘Auguste Rodin par Troubetskoy, conservée au Musée d‘Orsay, est remarquable. Le modèle, veste ouverte et mains dans les poches, date de 1906, mais l’épreuve en fonte n’a été réalisée que 20 ans plus tard. C’est à l‘Exposition Universelle de Paris 1900 que Troubetskoy aurait rencontré celui qui était alors le plus grand sculpteur vivant. Cette exposition a marqué la reconnaissance internationale des deux sculpteurs. Troubetskoy y exposait un portrait de Tolstoï à cheval, une sculpture très remarquée. 

ci-dessus, le comte Robert de Montesquiou, une figure de la haute société parisienne, connu pour les grandes fêtes qu’il organisait dans son hôtel particulier de Neuilly. Il a inspiré Marcel Proust pour le personnage du baron de Charlus dans À la recherche du temps perdu. Le sculpteur représente trois fois ce dandy extravagant, aujourd’hui oublié, décédé à Menton en 1921. Et ces trois sculptures remportent un grand succès, en 1907. 

Dix ans plus tôt, le comte avait commandé son portrait, ci-dessus, conservé au Musée d’Orsay, à Giovanni Boldini, peintre mondain, originaire de Ferrare et installé à Paris. James Whistler, le peintre américain, connu notamment pour son tableau La mère de l’artiste, au Musée d’Orsay, a également fait le portrait de Robert de Montesquiou …

Ci-dessus, Carlo Bugatti, 1899, Sladmore Gallery, Londres. Ce Milanais (1855-1940) est un célèbre ébéniste et créateur d’art décoratif. 

Son fils Rembrandt Bugatti (1884-1916) est le célèbre sculpteur animalier, installé à Paris dès 1903, disparu bien trop tôt. Son éléphant dressé est resté célèbre, comme ornement du bouchon de radiateur des voitures de son frère. Son style est d’ailleurs très proche de celui de son mentor et ami Troubetskoy.  Il est représenté avec ce plâtre de Troubetskoy de 1904-1906 conservé au Museo del Paesaggio de Verbiana.

Son autre fils Ettore Bugatti (1881-1937) est un inventeur, industriel, génie de la mecanique, et fondateur des automobiles Bugatti, en 1909, à Molsheim-Dorlisheim, près de Strasbourg. On lui doit le dessin de nombreuses carrosseries Bugatti, des voitures de sport et de prestige.  Rembrandt et Ettore ont été très amis avec Paul Troubetskoy depuis l’adolescence. 

L’ingénieur et pilote automobile Jean Bugatti fils d’Ettore Bugatti, est représenté au volant d’une voiture sur ce plâtre (vers 1930), prêté par le Museo Del Paesaggio de Verbiana. La voiture qu’il a dessinée en 1936, la Bugatti Atlantic, aurait inspiré la Batmobile du héros de BD dans les années 1940. 

C’est une Bugatti qui a remporté le premier Grand Prix de Monaco en 1929 (Bugatti type 35B, pilotée par William Charles Grover). C’est Ettore Bugatti qui propose au Monégasque Louis Chiron une place de pilote dans l’une de ses voitures. Il remporte plusieurs grands prix dont celui de Monaco en 1931. La Bugatti Chiron, lancée en 2016, lui rend hommage. 

Ce plâtre de 1906, conservé au Museo del Paesaggio de Verbiana, représente une fillette près d’un grand chien-loup. Quand il était en Russie, le sculpteur, grand défenseur de la cause animale, vivait entouré de loups, adoptés jeunes, qu’il nourrissait selon un régime végétarien. Lui-même était végétarien depuis l’adolescence. En venant à Paris, il a laissé sa ménagerie derrière lui mais est venu avec deux loups. 

Et revoilà le Docteur Pozzi ! Voir mon article sur John Singer Sargent. Un bronze de 1908 conservé au Musée des Beaux-Arts de Rouen. Pionnier de la gynécologie moderne, Samuel Jean Pozzi était une figure en vue du Tout-Paris. 

L’aviateur Roland Garros, célèbre pour avoir été le premier à traverser la Méditerranée en avion de Saint-Raphaël à Bizerte en 1913, est représenté ici aux commandes de son avion Morane. Ce bronze peint de 1914 est conservé au Musée de l‘Air et de l‘Espace du Bourget. Roland Garros était ami avec Ettore Bugatti et Paul Troubetskoy. 

Avec le romancier et auteur de théâtre, l’Irlandais George Bernard Shaw, rencontré à Londres en 1907, il partage le mode de vie végétarien, peu courant à leur époque. Le sculpteur réalise une dizaine de portraits de son ami Shaw entre 1907 et 1931. Certains modelages en présence du modèle ont été réalisés dans l’appartement de John Singer Sargent à Londres …

La danseuse russe Thamara de Swirsky, originaire de Saint-Petersbourg, a été immortalisée en 1909 par Troubetskoy dans sa représentation du drame lyrique Mefistofele du compositeur Arrigo Boito, qui fut donnée à l’opéra de Monte-Carlo en 1912 (et donné à nouveau en ce lieu pour la fête nationale monégasque en 2011). Des tirages de cette danseuse aux pieds nus (c’est ainsi qu’on la surnommait) se retrouvent dans les collections de grands musées américains, comme le musée Paul Getty à Los Angeles. 

Il s’est passionné pour la représentation des danseuses de ballet en mouvement, un exploit quand on considère le poids du tirage en bronze. Ici il a représenté la danseuse classique russe Anna Pavlova, assise, avec ce bronze de 1915 (Sladmore Gallery, Londres), à une époque où elle triomphe à New York. En tournée en Nouvelle-Zélande, c’est le chef d’un hôtel de Wellington qui aurait créé un dessert en son honneur : la pavlova…

Le couple Vanderbilt : William Kissam Vanderbilt et sa femme Anne Vanderbilt. La fortune des Vanderbilt (comme celle des Gould) vient de la construction maritime et celle du réseau ferré aux USA. Le grand-père de William, Cornelius Vanderbilt, créateur de Grand Central Station à New York, était surnommé l’homme le plus riche du monde. 

Près de Deauville, William K. Vanderbilt était propriétaire du haras du Quesnay, et du château attenant, où il passait l’été en famille. Il avait invité le prince et la princesse Troubetskoy à bord de son yacht et avait commandé au sculpteur six portraits : les membres de sa famille et lui-même, rien que cela ! 

La marquise Casati, sculptée en pied près de son lévrier favori, aussi léger que sa maîtresse, très femme fatale. Maîtresse fantasque du poète Gabriele d’Annunzio, Kees van Dongen a fait plusieurs portraits d’elle. Elle a été aussi l’égérie de Man Ray et de Salvador Dalí dans l’entre-deux-guerres. Elle qui fut l’une des plus riches aristocrates d’Italie finit dans la misère à Londres …

Franklin D. Roosevelt, futur président des USA, représenté assis, grandeur nature, en 1911, en bronze (Hyde Park, Home of Franklin D. Roosevelt), au moment où il est élu sénateur de l‘État de New York. C’est sa marraine qui commande ce portrait à Troubetskoy. 

Giacomo Puccini, bronze (1925), Teatro museale alla Scala, Milan. Cette statuette a servi de modèle à la statue monumentale érigée en 1925 à la Scala de Milan. De nos jours, cette statue est en Toscane, à Torre del Lago (Viareggio), près de la résidence où Puccini a vécu et écrit tous ses opéras. 

Troubetskoy et Puccini ont été amis toute leur vie, depuis leur rencontre à Milan, quand l’un débutait dans la sculpture et l’autre était étudiant au conservatoire. 

Après Paris et les USA, né en Italie, et Italien de cœur, Paul Troubetskoy retourne sur le lieu de sa naissance en 1932, après le décès subit de sa femme, pour passer ses dernières années au bord du Lac Majeur. Il meurt en 1938 à 72 ans. À Verbiana, sur le lac, le Museo del Paesaggio perpétue sa mémoire et conserve son atelier. 

La signature du maître. 

Le point de vue du guide-conférencier : Il rend vivante la Belle Époque, à cheval sur le 19e et le 20e siècles. Les sculptures du « Prince des sculpteurs et sculpteur des Princes » ont beaucoup d’énergie, et traduisent la force de caractère de leur auteur et des personnages qu’elles incarnent. Partir d’une boule d’argile pour modeler une posture décontractée, une personnalité, la puissance, ou la tendresse, les sentiments d’une mère et de son enfant, et arriver à un tel résultat, dans le plâtre, puis dans le bronze, suscite l’admiration. Chapeau Prince Troubetskoy ! 

À la Fondation Pompeo Mariani, au-dessus du vieux Bordighera, l’atelier de ce grand peintre impressionniste italien de la Belle Époque conserve plusieurs œuvres de Troubetskoy, visibles sur rendez-vous pendant la visite guidée de M. Carlo Bagnasco. Sur la façade de l’atelier, ci-dessus, le profil en céramique émaillée (ceramica invetriata) de Marcellina Caronni, chanteuse lyrique et épouse de Pompeo Mariani, dans un esprit très 1900. Dans sa jeunesse milanaise, Paul Troubetskoy entretenait des liens d’amitié avec Arrigo Boito, compositeur, romancier et poète. C’est ce dernier qui lui a présenté Pompeo Mariani.

Crédit-Photo : Fondazione P. Mariani.

Crédit-Photos : Philippe Borsarelli sauf mention contraire.

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